Alexander Harry William King

>> let my dream come true <<

Le crissement des pneus sur la route. Le bruit du choc, violent, et vif. Le son de l'air qui s'échappe pour la dernière fois d'un corps. Et la pluie, la pluie qui battait contre la fenêtre de a voiture. Le goût du sang dans sa bouche. La pression des doigts de Ciara qui se faisait plus faible, jusqu'à devenir inexistante. Les seuls souvenirs qu'Alexander a de ce soir. Une soirée de gloire, une soirée magique. Ciara, qui venait de fêter ses quatorze ans, avait été magistrale, dansant le rôle principal dans l'adaptation de son père du célèbre ballet Le lac des cygnes. La salle n'avait cessé d'applaudir, durant de longues minutes, et Alexander s'était senti fier, si fier ! Bien sûr, il aurait été plus heureux encore si Rebecca, la mère de Ciara, son épouse, avait pu être là, mais il savait qu'elle avait été retenue à l'ambassade. La jeune danseuse, son bouquet de rose à la main, ne cessait de s'extasier dans la voiture. Alexander l'avait même laissé choisir la musique, troquant par la même occasion ses CD de musique classique pour du… Robin Thicke, du Keisha, et d'autres "artistes" modernes du genre. Il détestait ce genre de "musique" (ne considérant même pas que c'était de la musique, à vrai dire) mais il ne pouvait pas refuser ça à sa fille. Après tout, c'était aussi son moment de gloire à elle, et elle le méritait amplement.
La voiture était venue de nul part, dérapant sur la route trempée. Aquaplaning. Alexander l'avait vu trop tard, n'avait rien pu faire. Elle avait jailli de nul part. Crissement, choc, pluie, sang, pression. Et le souffle. Le souffle qui mourait.

Tout lui avait filé entre les doigts. Il s'était réveillé, deux jours plus tard à l'hôpital, Rebecca endormie sur le fauteuil à ses côtés. La douleur dans sa poitrine lui avait donné l'impression qu'il allait mourir. Les souvenirs lui étaient revenus, petit à petit. La douleur, aussi. Vies brisées. Comment un couple pouvait-il survivre à la mort de leur enfant ? Leur enfant unique ? Que leur restait-il, pour s'accrocher l'un à l'autre. Comment pouvaient-ils se pardonner ? Il ne restait plus que des ruines, les ombres de deux êtres qui s'étaient aimées assez passionnément pour donner vie à un autre être.

Rebecca et Alexander s'étaient rencontrés à la fin des années 90, alors que le jeune homme était à peine sorti de la Royal Ballet School of London. Brillant élève, danseur exceptionnel, le jeune homme avait une belle et longue carrière qui s'annonçait. C'était le temps des arbres en fleurs, et de la fortune qui lui souriait. Jolie brune au sourire discret, Rebecca lui était rapidement devenue essentielle, et ils étaient d'abord devenus de grands amis avant de n'oser développer leur relation. Durant des années, Alexander et Rebecca avaient chacun affirmé avec fierté que l'un était le meilleur ami de l'autre avant d'être un amant. Et puis, en 99, alors qu'Alexander s'était vu offrir le rôle principal de Don Quixote, Rebecca lui avait annoncé qu'elle était enceinte.
Et allongé sur ce lit d'hôpital, Alexander se souvenait encore de ce sentiment qui l'avait envahi, lui serrant le coeur et la gorge. Un enfant. Un petit être aux bras, pieds, et mains minuscules, la chair de sa chair, un petit être de chair et de sang, qui respirerait, crierait, et marcherait. Il avait eu l'impression que le monde s'était arrêté, juste quelques secondes, que son souffle s'était coupé, et que tout ceci était irréel.
Jamais il n'avait encore été aussi heureux, pas même quand la lettre de la Royal Ballet School lui était arrivé, l'été de sa onzième année, pour lui dire qu'il était attendu en septembre, pour y commencer ses cours.

Et aujourd'hui, là, dans ce lit froid, jamais n'avait-il était aussi malheureux. Pas même lorsqu'il s'était blessé, au début des années 2000, alors qu'il répétait le ballet Romeo and Juliet où il avait obtenu le rôle de Roméo. Sa performance, cinq ans plus tôt, de Don Quixote avait lancé sa carrière, comme l'avait prédit bon nombre de critiques, et il était peu chez lui, il fallait bien le reconnaître, toujours à courir entre les galas et le studio de danse. Il trouvait toujours un peu de temps pour Ciara, parce qu'il ne voulait pas être un père absent, comme le sien l'avait été. Pour lui, un garçon aimait le football, et non pas la danse. Persuadé que son fils "tournerait mal", il avait préféré aller assurer la lignée King entre les cuisses d'une catin de dix huit ans. Et par "mal tourner", il sous-entendait bien évidemment "être homosexuel".
Ce jour là, il avait commis une erreur, une erreur toute bête. Il était mal retombé. Son pied avait dérapé, et il y avait eu un craquement atroce, qui avait glacé le sang de sa partenaire. Il venait de se briser la cheville.
Dans l'ambulance qui le conduisait à l'hôpital, il avait refusé d'ouvrir la bouche. Il n'avait pas desserré les dents, quand le médecin l'avait examiné. La radio n'avait fait que confirmer ce qu'il savait déjà: la guérison serait longue, difficile, et malgré toute la rééducation du monde, il y aurait toujours un doute qui planerait: est-ce qu'elle serait jamais totalement guérie ?

L'année de la rééducation avait été difficile. Difficile surtout de passer à côté des affiches pour Romeo and Juliet, qui remportait un large succès, sa blessure ayant fait beaucoup de bruit dans les journaux spécialisés. Il en était presque venu à détester rester chez lui, il en était presque venu à détester Rebecca. Pas Ciara, non, ça il en avait été incapable. Être enfermé l'étouffait. C'est sûrement pour ça, d'ailleurs, qu'il avait accepté aussi facilement le poste d'enseignant à la Royal Ballet School qu'il s'était vu offrir. Cela annihilait ses chances de continuer sa carrière, mais il n'en pouvait plus. Et puis, c'était bien payé, c'était à Londres, que demander de plus ?
Il en était venu à les aimer, ces élèves, jeunes et plein de talent, ayant eu peur dans un premier temps de les détester parce qu'ils représentaient ce qu'il avait été et ce qu'il ne pourrait plus être. Mais non. Il les aimait comme s'ils étaient ses propres enfants, et il était fier. Fier d'eux. Plus fier encore quand Ciara était entrée elle aussi à l'académie. Fier qu'elle veuille suivre ses traces.

Les choses semblaient aller mieux, pour tout le monde, mais ça ne l'avait pourtant pas empêché d'avoir une légère crise de la trentaine, qui s'était résolue avec une aventure extra-conjugale. Ce n'était rien de bien sérieux, juste quelque chose de physique, une attraction indéniable avec une jeune fille plus jeune que lui - bien plus jeune -, des baisers passionnés cachés, et des gémissements étouffés dans le noir. Ça n'avait pas duré plus de quelques mois, et ils avaient rompus avec beaucoup de douceur et de compréhension, Alexander revenant vers Rebecca, l'aimant plus encore - sans doute une histoire de culpabilité, vous savez, la théorie du "il passera sa vie à essayer de se rattraper" -.
Les choses étaient redevenues normales.
Jusqu'à ce soir là.
Jusqu'à l'accident.
Jusqu'à la mort de Ciara.
Putain de pluie.