La patinoire publique. Il y faisait toujours aussi froid, et il y avait toujours autant de monde que de coutume. Illumnia et des amis avaient prévu d'y passer le début de leur après-midi. Certains avaient amené leurs patins, pour les habitués, mais la jeune femme et un ami de longue date, pour qui c'était la première fois à tous les deux, n'en avaient pas, et durent donc en emprunter. Une fois sur la glace, il lui fallut quelques minutes pour oser se détacher de la rambarde, quelques minutes pour trouver le courage de ne pas aller s'y raccrocher après chaque longueur, puis prendre de la vitesse et même faire la course avec les autres, plus aguerris sur leurs pieds. Elle eut sa première chute sur les fesses, douloureuses ensuite malgré le rembourrage de celles-ci, et la galère de devoir se relever avec les gants qui glissent sur la glace, et les patins qui dérapent aussi. Finalement, avec force éclats de rire, elle finit par réussir à se relever avec l'aide de celui qui patinait pour la première fois qui s'était accroché à la rambarde et la tira vers le haut pour la relever. Elle n'avait jamais fait attention au faible persistant qu'il avait pour elle, et persistait à ne le voir que comme un ami. Et lui ne se décourageait pas, et continuait d'espérer qu'elle ouvrirait les yeux sur lui. Il laissait s'installer une sorte d'ambiguïté entre eux, appesantissait ce qu'il disait, ou appuyant certaines allusions avec des regards plus ou moins explicites et parfois même en s'appropriant Illumnia lorsqu'ils sortaient à plusieurs. Elle n'y faisait jamais attention, ne remarquant pas ses accès de « possessivité », et ignorait ses tentatives, glissant à travers comme si il n'en faisait pas.
Alors que les autres patinaient de front, elle s'éloigna un peu pour s'amuser à faire des acrobaties toute seule. Alors qu'elle tournait sur elle-même, un peu maladroitement certes, mais avec un peu de fluidité quand même, elle ne regardait pas les gens qui passaient près d'elle et étaient obligés de la contourner pour ne pas la percuter. Puis elle repartit en avant en cherchant à accélérer. Elle ne sut pas réellement ce qui se passa. Un instant d'absence ou de distraction. Un instant avant, elle avait une vue panoramique sur la patinoire qui s'étalait devant elle, et la seconde d'après, une ombre se retrouvait juste devant elle et la percutait. Paf par terre. Boum à l'envers. Patatras les quatre fers en l'air. Elle se retrouva sur la glace, sonnée. Elle se redressa et ce qui s'avéra être un homme aux cheveux blonds secoua la tête pour en rejeter les copeaux gelés qui s'y étaient déposés lorsque les patins avaient frotté sur la surface. Ils se regardèrent avec la même expression qui mêlait excuse, une espèce de lassitude et un amusement pour le ridicule de leur situation. Il réussit à se relever en quelques seconde tandis que le sol semblait chercher à retenir Illumnia plus longtemps avec lui. Ses patins continuaient de partir en freestyle sans accepter de rester fixes. Finalement, elle accepta la main galante que celui qu'elle avait percuté lui tendait et se releva sous les yeux jaloux du garçon qui lui faisait des œillades de merlan frit depuis plusieurs semaines déjà. Ç'aurait dû être lui en train de la relever, lui demander si elle n'avait rien.
À peine une ou deux excuses échangées, elle d'une petite voix timide, sous le charme du blond qu'elle était alors qu'elle ne connaissait son existence que depuis quelques secondes, et lui presque sans parler. Deux ou trois mots, pas plus, et elle les avait devinés plus qu'elle ne les avait entendus. Il la regarda une dernière fois en transformant ainsi les genoux d'Illu' en guimauve, pourtant sans rien mettre de spécial dans ce regard, puis fit demi-tour et patina jusqu'à la sortie. L'ami de la jeune femme en profita pour se pointer ensuite. Il ne remarqua pas qu'elle ne sentait même pas sa présence et suivait toujours le beau blond du regard. Elle ne savait pas ce qu'il s'était passé, mais en quelques instants seulement en face de l'un de l'autre, il lui avait fait une impression... dévastatrice. Comme si il avait tout réinitialisé en elle. Suite aux appels de son ami et à ses grands gestes pour la ramener sur terre, elle le regarda avec son air rêveur et revint dans le moment présent. Elle ne remarqua l'attitude du jeune homme. Jalousie, possessivité. Il était jaloux d'un inconnu qu'elle avait regardé comme elle ne l'avait jamais regardé, en étant troublée, intimidée. Avec lui, elle avait toujours été naturelle, sans jamais être gênée ou sans savoir où poser les pieds. Et il la sentait lui échapper, et qu'une partie d'elle n'était plus là, qu'elle avait suivi l'inconnu, cette partie-là même qu'il espérait avoir pour lui. Elle passa à côté de lui sans plus le voir vraiment et glissa jusqu'aux autres qui ricanaient en les voyant tous les deux seuls, à cause de l'air éperdu de l'un et l'indifférence de la deuxième. Ils restèrent encore un moment à s'amuser sur la glace, mais pour Illumnia, le cœur n'y était plus. Il était resté accroché au blond et elle ne parvenait pas à le faire revenir. Elle finit par dire au revoir à tous ceux avec qui elle était venue et sortit de la patinoire.
***
« Il s'appelle comment ? »
« … Je sais pas. »
« Il fait quoi dans la vie ? »
« Je sais pas. »
« Est-ce qu'il a déjà une copine ? »
« J'en sais rien, mais j'espère que non. »
« Il vit où ? »
« Je sais pas. »
« Mais Illu', t'es sûre qu'il existe ?! »
« ... »
En fait, plus le temps passait, et plus Illumnia en doutait. Elle voyait ses traits parfaits avec netteté lorsqu'elle fermait les yeux, mais depuis leur collision à la patinoire, elle ne l'avait plus jamais vu. Pourtant, Somnium Revocco n'était pas une très grande ville... Elle se demandait donc de plus en plus si elle ne l'avait pas rêvé en partie. Mais le garçon qui continuait de lui courir après – elle s'en était rendue compte – l'avait bien vu lui aussi. Et elle n'avait pas pu imaginer l'apparence de celui qui l'avait percutée sur la glace. Mais quel genre de personne peut n'être vue qu'une seule fois dans une petite ville ? Elle était obsédée par cet homme. Elle l'avait dessiné tel qu'elle se souvenait de lui, avec des copeaux de glace dans les cheveux, l'air un peu maussade. Impossible de se l'enlever de la tête. Elle le cherchait un peu, parfois, tout en sachant qu'elle n'oserait même pas l'approcher si elle le voyait. Elle ne se sentirait capable que de fuir ou le regarder de loin. Elle restait la même, mais une partie de ses pensées étaient toujours tournées vers cet inconnu qui faisait battre son cœur alors qu'elle l'avait vu seulement une poignée de secondes et avait à peine entendu sa voix. Elle voulait tellement pouvoir le retrouver, entendre le son de sa voix et son rire, le toucher pour être sûre qu'il n'était pas un mirage...
***
« Ce sera la seule. Je n'en prendrai pas d'autre. »
La pilule à rêves reposait dans sa main. Illumnia avait craqué et en avait acheté une tablette. Elle ne pouvait plus tenir, et voulait revoir une fois, juste une fois le blond. Elle n'avait rien imaginé de très osé, juste une rencontre dans un café et une longue discussion avec flâneries dans les rues médiévales entourées de remparts de Guérande. Elle l'avala avec un verre d'eau et s'endormit un peu plus tard.
Un grand soleil brille au milieu du ciel couleur azur. Illumnia rentre dans un café où quelques personnes seulement occupent des tables. Il fait trop beau aujourd'hui pour rester à l'intérieur. Elle commande un café viennois et s'assoit à une table pour deux. Elle attend pendant quelques minutes sans toucher à sa boisson, puis une nouvelle personne entre dans le café. Il ne l'a pas vue. Ou peut-être fait-il mine de ne pas l'avoir vue. Il porte un simple T-shirt blanc à col en V qui dévoile ses biceps finement dessinés et ses avant-bras fins, et ses muscles sont mis en valeurs par des tatouages simples qu'elle ne peut qu'apercevoir, car là où elle se trouve, elle a le soleil dans les yeux et ne le voit qu'à contre-jour. Il commande quelque chose au comptoir, puis fait demi-tour sur lui-même comme pour inspecter la salle de restauration, ou chercher un endroit où s'asseoir. Son regard passe sur elle sans avoir l'air de la voir, avant de s'accrocher au sien. Étonnamment, elle ne rougit pas ni ne baisse les yeux de gêne d'avoir été repérée en train de l'observer d'un air plus qu'appréciateur. Il s'approche de sa table et lui demande s'il peut s'installer en face d'elle. Elle accepte. Le serveur lui amène ce qu'il a commandé et s'éloigne. Ils se regardent tous les deux, semblent se jauger. Elle finit par lui dire son nom sans qu'il ait besoin de lui demander. Un éclair passe dans ses yeux, mais il ne se nomme pas. Pendant plusieurs minutes, elle lui parle sans qu'il ne réponde, puis, comme avec un temps de retard, il répond à ses questions les unes après les autres, dans l'ordre, comme s'il avait mémorisé ce qu'elle lui avait demandé et qu'il avait préparé soigneusement sa réponse. Sa voix lui fait un effet tel qu'elle a l'impression de tomber et de s'élever dans les airs en même temps. Chaude, grave et un peu aigüe en même temps, son ton lui donne l'impression de vibrer toute entière. Il ne semble pas le remarquer et lui pose à son tour des questions auxquelles elle répond au fur et à mesure. Ils demandent tous les deux la note de leurs commandes, paient et sortent. Ils continuent de parler, sans qu'elle fasse attention aux sujets sur lesquels il l'oriente. Ils pourraient être en train de parler de maïs OGM ou de la politique d'untel pays que ça lui ferait le même effet. Elle n'entend pas ses mots, seulement sa voix, et les regarde se former sur ses lèvres avec fascination. En fait, c'est un monologue. Il parle, et elle fait semblant d'écouter. De temps en temps, elle le lâche du regard et regarde ce que les boutiques ont à offrir. Des minéraux, des T-shirts pour les touristes ou des spécialités culinaires, des ventes de glaces en pleine rue, un clocher imposant en plein milieu, une librairie & vente de disques... Elle sait que si elle achète quelque chose, au réveil, il aura disparu. Finalement, plus de deux heures où ils sont ensembles s'écoulent. Elle sait qu'elle va bientôt devoir se réveiller lorsqu'il regarde sa montre et déclare qu'il doit s'en aller. Elle est contente d'avoir pu passer du temps avec « lui » et en même temps déçue que ce soit bientôt fini. Elle le regarde s'éloigner dans la rue aux pavés disjoints...
Et se réveilla sur son canapé avec l'envie dévastatrice de replonger dans un autre rêve. Quand on en a eu, on en veut encore plus. Cet homme était pire qu'une drogue. Elle résista à l'envie d'ouvrir une nouvelle alvéole et la rangea. Elle sortit son carnet à dessin et refit un portrait de lui, plus détaillé et plus vivant encore que le précédent. Puis elle prit son sac à main et sortit dehors, encore incertaine dans ses mouvements à cause des bribes de rêves qui lui revenaient. Tout lui avait paru si réel... Illumnia pressentit qu'elle allait devoir se contrôler pour ne pas se ruiner en achetant des pilules à chaque fois qu'elle n'en aurait plus. Finalement, elle prit ses clés d'appartement et sortit en claquant la porte pour se dissuader de rentrer et reprendre une gélule pour repartir dans des songes utopiques.